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Sur TikTok, une extrême droite plus subtile

Temps de lecture : 5 minutes

21/06/2024

J’aime les grands repas avec plein d’amis, les apéros en plein air, pourquoi pas goûter un bon vin, chanter de la variété française en chœur. Et j’ai même une marinière qui traîne dans mon placard. À quelques détails près, nombreux sont ceux qui pourraient se reconnaître dans cette description. Problème : sur TikTok, ces images de moments chaleureux ont été reprises par la droite réactionnaire. Si on connaît le rôle qu’ont joué les réseaux sociaux dans la montée de l’extrême droite, résumer leur présence à la “fachosphère” serait insuffisant. Plus subtils, moins politique en apparence, les adeptes d’un certain “c’était mieux avant” inondent les feeds de contenus æsthetic et captivants. On vous explique.

avatar de Peter Rechou

Brand Strategist. La voix de quelques podcasts et le cœur brisé régulièrement par le Paris Saint-Germain.

Peter Rechou

Week-end à la campagne ou bataille culturelle

Bien sûr, la montée de l’extrême droite va avec son lot de TikTok, mettant en scène à tour de rôle Jordan Bardella qui réclame des bonbons à son équipe, Zemmour qui joue au chevalier avec un enfant ou Marion Marechal qui smack son mari italien.

Mais, derrière les vidéos au message politique clairement apposé, la bataille se joue bien plus subtilement. Tout ça, grâce à une stratégie qui puise ses racines dans l’extrême gauche italienne du début du XXème siècle : l’hégémonie culturelle.

Le concept, théorisé par le marxiste Antonio Gramsci, désigne la domination d’une classe sociale sur une autre par la persuasion et l’influence, notamment par l’éducation ou la culture. Depuis plusieurs années, l’extrême droite en a donc fait l’une de ses stratégies favorites : gagner la “bataille culturelle” pour rentrer dans les mœurs et mieux diffuser ses idées.

”Il y a toute une droite française qui s’est réapproprié le concept et dont le but est d’inséminer par le biais de contenus, de culture comme ça, des idées de leur camp.” Romain Fargier, chercheur sur la radicalisation politique au Centre d’études politiques et sociales (CEPEL) de l’université de Montpellier, sur France Culture

Pour gagner en efficacité, rien de mieux que de récupérer les codes partagés par le plus grand nombre. Ainsi, cette droite conservatrice n’hésite pas à s’approprier des tendances mainstreams, allant même jusqu’à assumer un décalage total entre le message et la forme, à base de playback sur du rap ou de memes populaires.

Et parmi ces nombreuses trends employées, il y en a une qu’elle adore utiliser : la “old money aesthetic”. Comme nous l’expliquions dans un article en novembre 2023, cette tendance, qui fait référence à l’esthétisme sobre de l’ancienne bourgeoisie, s’est construite justement comme un rejet des tendances actuelles. Bingo.

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Week-end à la campagne, repas familiaux au coin du feu, outfit old money : les symboles incarnés sont ceux de l’ancienne bourgeoisie ou même de l’aristocratie. À une (grande) différence près : ces familles “traditionnelles” n’ont pas attendu l’émergence de la tendance pour préférer ce style vestimentaire ou avoir ce mode de vie. Pour beaucoup d’utilisateurs dans les commentaires, ils incarnent alors cet idéal et sont les garants de valeurs qui se perdent.

Dans nos feeds, ce sont évidemment les jeunes qui personnifient le tout, à base de vlogs ou de formats populaires. Le message est aussi subtil que redoutable : à ceux qui pensaient cet esthétisme révolu ou qui le voyait déjà se perdre avec les anciens, ils apparaissent comme un pilier inébranlable et se placent en gardien des valeurs, montrant qu’ils ont su garder ce qui a du sens tout en s’adaptant aux nouveaux usages.

S’offrant même le luxe de l’autodérision, comme lorsqu’ils s’adonnent volontiers à des memes ou à un playback sur la parodie Auteuil, *Neuilly, Passy”* par Les Inconnus, ils cassent un aspect important du récit habituel : ils n’ont pas à avoir honte de leurs idées conservatrices, ils assument même une fierté non déguisée.

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Si ce mélange d’une France “traditionnelle” fantasmée et de codes façon TikTok ne pourrait être qu’une manière de s’approprier la plateforme pour la jeunesse des rallyes, on remarque cependant que des messages se glissent derrière les vestes Barbour et les remix de Charles Aznavour. Dans cette vidéo, on peut finalement apercevoir, posé sur la table basse, un exemplaire de Valeurs Actuelles, un magazine ouvertement conservateur que certains placent clairement à l’extrême droite.

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Parmi tous les codes évocateurs de valeurs conservatrices, il y a un élément qui revient de nombreuses fois : la chasse. Comme sur cette vidéo, 594K vues et plus de 56K likes au compteur, on remarque que l’activité est un véritable symbole pour cette droite conservatrice. Pas étonnant, quand on voit à quel point le débat agite et divise au sein de la société, vu comme un symbole d’une “tradition française” qu’il faut absolument conserver pour les uns, ou comme un symbole de pratiques arriérées et plus en phase avec le monde pour les autres.

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Encore plus clivante, la chasse à courre est une pratique qui paraît elle aussi hautement symbolique. Alors qu’elle est déjà interdite dans plusieurs pays européens, comme l’Allemagne, la Belgique, l’Écosse ou l’Angleterre, elle continue d’être autorisée en France malgré un combat mené par les associations et des propositions de loi. En réponse, ses aficionados n’hésitent pas à la présenter comme un mode de vie, évidemment vecteur lui aussi de valeurs conservatrices.

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Trinquons à la France d’avant

Évidemment, la chasse à courre et la vie de château, ce n’est pas pour tout le monde. Mais la droite conservatrice n’a pas dit son dernier mot.

Pour que cette stratégie d’hégémonie culturelle fonctionne, elle a bien compris qu’il valait mieux passer par des symboles moins clivants et plus accessibles. Quoi de plus efficace, alors, que de se réapproprier des valeurs universelles ?

Sur les réseaux sociaux, vous avez certainement vu passer quelques-unes de ses vidéos : des grands banquets, où tout le monde chante ensemble des chansons françaises autour de la table.

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Sur ces comptes, le contenu met en avant principalement deux choses. D’abord, une impression de retrouvailles, de convivialité sans retenue, de moments chaleureux qui semblent hors du temps. Ensuite, des produits traditionnels français et locaux : du fromage, du vin, de la charcuterie, des plats en sauce.

Et si les organisateurs ne parlent jamais de politique dans les vidéos, si la volonté affichée est avant tout de “se retrouver” sans aucune précision donnée à ce sujet, les commentaires sont bien plus bavards.

commentaires extrême droite

Des centaines de commentaires, likés parfois plusieurs milliers de fois, qui évoquent l’idée d’une France d’avant ou d’une “vraie France” et qui reprennent un élément langage bien connu de l’extrême droite… le cochon.

Interdit par l’Islam et le Judaïsme, le porc sous toutes ses formes est symboliquement utilisé pour incarner une sorte de défense face à un concept raciste et complotiste, très populaire au sein de la droite la plus radicale, théorisée par l’écrivain Renaud Camus (condamné plusieurs fois pour incitation à la haine) et notamment porté par Eric Zemmour : le grand remplacement.

Loin de n’être que de simples fêtes, ces grands banquets incarneraient donc pour certains bien plus que ça : une quête d’un idéal d’une France blanche, considéré comme perdu.

Le syndrome de la Fleur de Lys

Cette idée d’une France blanche ne va pas sans une autre idée : celle d’une France catholique.

Comme peuvent l’être la chasse, la bourgeoisie ou les banquets, la religion est alors utilisée comme un symbole à préserver, qui va avec son lot de valeurs conservatrices : une famille décrite comme “traditionnelle”, un mari qui travaille et une femme qui s’occupe des enfants avec, pour eux, catéchisme, messe du dimanche et rallyes obligatoires.

Sur TikToK, cet idéal de vie est en grande majorité porté par des femmes, parfois même très jeunes.

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Certaines sont même ultra-populaires, comme la militante d’extrême droite et ancienne membre de Génération Identitaire, Thaïs d’Escufon (148K abonnés sur TiKTok) qui diffuse volontiers l’idée d’une femme inférieure à l’homme, et qui explique ce qu’elle dit être un déclin de la société par la liberté des femmes.

Beaucoup moins subtils quant à leurs idées, ces comptes n’entendent pas cacher leurs opinions. Une virée dans les commentaires permet de facilement se rendre compte, une fois de plus, que tout est histoire de symbole, comme l’émoji “fleur de lys” ou les hashtags utilisés : #gauchiste, #conservatisme, #patriote, etc.

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Au vu des résultats des élections de ces dernières années, et notamment du score record du Rassemblement National aux dernières élections européennes, on peut dire sans trop se tromper que cette stratégie de l’hégémonie culturelle a fonctionné.

Elle semble même gagner encore en ampleur, comme nous le montre l’émergence de cette nouvelle génération sur les réseaux sociaux. Certainement inconscientes pour beaucoup d’entre eux, ces prises de paroles parfois déguisées font partie d’une même mécanique bien huilée : quand les premiers attirent par des contenus æsthetic et divertissants, les autres enfoncent le clou avec des messages assumés.