Insultez moi tout ce que vous voulez
Pendant l’été 2023, la tube girl enflammait TikTok. Et nous, on se demandait si ces trends ultra-girly pouvaient combattre le patriarcat. Aujourd’hui, la question est de nouveau sur la table, et elle se résume en un seul mot : Tana.
Ce mot, qui signifie “prostituée” en bien moins classe, s’est rapidement infiltré dans les commentaires des vidéos de femmes. Un outfit of the day trop dénudé ? Tana. Un chit chat makeup décomplexé ? Tana. N’importe quelle trend girly ? Tana.
On ne sait pas quand il est sorti du chapeau, si ce n’est qu’il a été popularisé par une chanson de Niska. Comme beaucoup de mots d’argot, il a pullulé sous toutes les vidéos jusqu’à créer un ras-le-bol général. Ses premières victimes ont alors décidé de retourner la dynamique en embrassant ce petit nom. Quand ils écrivent “p*te”, elles entendent “bad b*tch”. Après tout, ce n’est qu’une question d’interprétation.
C’est ce qu’on appelle le “retournement du stigmate”, un concept mentionné pour la première fois par le sociologue Louis Gruel (1985). Lorsque des individus sont confrontés à un stigmate, ici une insulte sexiste et dégradante, ils peuvent utiliser le détournement pour désamorcer la violence qu’il véhicule. Ainsi, en adoptant l’insulte, les femmes se réapproprient le pouvoir et transforment cette attaque en affirmation de confiance en soi.
Mais cette dynamique va encore plus loin : en embrassant ce terme, les femmes ont créé un espace de solidarité, un entre-soi ironique où elles n’ont plus à se soucier du regard accusateur des hommes. Un endroit aussi rose que Barbieland, où l’exubérance et les clichés girly deviennent des symboles de liberté et de réappropriation de leur corps et de leurs choix.
Liberté Égalité Tanacité
Ce territoire utopique s’est vu doté de toutes les caractéristiques d’un véritable pays : Une île, un hymne, une présidente, un drapeau, des maisons à vendre, et même un visa pour y accéder. Bienvenue à Tanaland.
Les règles sont simples : l’île est exclusive aux femmes. En priorité, celles qui ont reçu le commentaire sacré. Pas de surprise, les hommes seront refusés à l’entrée, même si certains tentent de contourner les lois.
Derrière cette blague qui prend des airs de réalité, c’est une solidarité féminine sans précédent qui s’exprime. Aux quatre coins de la France, des créatrices de contenu développent cet imaginaire collectif, moquant les insultes sexistes qui leur sont adressées tout en dénonçant les violences du quotidien. Car “Tana” n’est que la partie émergée de l’iceberg des discriminations que les femmes subissent chaque jour. C’est un vrai sujet de société qui se cache derrière cet univers ironique et utopique.
Naturellement, lorsque l’euphorie du girl power redescend, les créatrices de contenu regrettent de ne pouvoir réellement y mettre les pieds. Tanaland, l’île de leurs libertés, n’existera sûrement jamais vraiment, et le contre-coup est amer. Parce que le monde réel, lui, continuera toujours de les confronter à la misogynie et au sexisme. Charoland en est la preuve.
Un pas en avant, deux pas en arrière
Entre celles qui n’ont pas compris l’engouement, et ceux qui ne supportent pas de se voir exclus de cette safe place girly, l’endroit n’est pas aussi paisible qu’il n’y paraît. Il est même cible de moqueries qui reprennent les clichés sexistes perpétués dans l’imaginaire collectif.
Et à l’apogée de tout ça, Tanaland voit pousser une île voisine : Charoland.
Les créateurs de contenu qui n’ont pas obtenu leur passeport rose ont imaginé leur propre idéal à coups de frustration. Or, ce qu’ils semblent oublier, c’est qu’en prenant part à ce détournement, ils participent aussi à tourner au ridicule les questions de société portées par cette tendance.
Quand les femmes s’expatrient pour se protéger, ils revendiquent la création de leur propre monde pour pouvoir continuer à s’amuser d’elles. Sans vouloir en rajouter, c’est déjà le monde que l’on connaît aujourd’hui – 0/10 pour l’originalité.
Il semblerait alors que la sororité ne suffise pas pour voir le changement opérer. À la moindre occasion, leurs tentatives sont questionnées, ou ne sont simplement pas prises au sérieux. Pire encore, certain(e)s en profitent même pour commercialiser la tendance, sans vraiment percevoir son caractère sociale. Wired nous avait prévenu, le vocabulaire des jeunes générations est la nouvelle arme marketing. Et on dirait bien qu’ils ne perdent plus de temps.
Si, sur l’île de Tanaland, elles ont pu s’offrir un instant de liberté imaginaire, on doute encore de l’efficacité du détournement du stigmate – sorry Louis Gruel. Subtile, mais peut-être aussi trop ambiguë pour ceux qui ne réfléchissent pas avant de taper Tana sur leur clavier. Les principaux intéressés en profitent pour renforcer le cliché, et rappeler à leurs victimes que l’île n’est pas encore construite.
“Fake it until you make it”, visiblement pas tout le temps.
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