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Humancore, trend attendrissante ou voyeurisme ?

Temps de lecture : 5 minutes

13/09/2023

En ce moment, on ne se regarde plus dans le miroir. On préfère voir ce qui se passe dehors… sur Tiktok. Une petite musique douce, un couple qui se tient la main, une personne âgée qui regarde par la fenêtre, et le potentiel de cute est à son maximum. Mais depuis quand on s’intéresse aux autres sur Internet ? La trend la plus attendrissante du moment, ne serait-elle pas qu’une pulsion de voyeurisme malsain ?

avatar de Laury Peyssonnerie

Content Strategist. 30 onglets ouverts dans la tête et un assistant à moustaches sur les genoux.

Laury Peyssonnerie

Humanizer

Deux êtres s’ignorent à la terrasse d’un café : s'agit-il d’un premier date raté ? d’un mariage voué à l’échec ? ou d’une fratrie qui n’a plus rien à partager ? Une vielle dame assise sur un banc regarde inlassablement vers le ciel : est-ce une minute de silence pour ceux qui l’ont quitté ? un rendez-vous quotidien avec elle-même pour faire l’inventaire de son existence ? ou un moment de réflexion pour écrire son prochain bouquin ? Des scènes comme celles-ci, il en existe autant qu’il existe d’humains sur Terre. C’est-à-dire beaucoup. Et, ces derniers mois, elles se glissent dans toutes les FYP.

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Breaking news : cette lubie marque encore l’apparition d’une nouvelle tendance en -core. Or, si elles nous ont manqué pendant l’été, ces micro-trends pourraient devenir écrasantes de superficialité à la longue… Et oui, la Barbiecore n’est pas née pour vos beaux yeux. Mais, cette fois, c’est différent. Parce que la humancore, c’est le climax de l’authenticité sur Internet. On capture des moments d’intimité d’inconnus sur la voie publique, et on les partage au monde entier. Et là, c’est la déferlante de commentaires larmoyants. On ne vous parle pas que de la communauté des grands sensibles. La preuve en est ; le hashtag a déjà atteint les 6,8 millions de vues. Oui, parce qu’authentique ou pas, à chaque tendance son hashtag. Comme si voir la vie suivre son cours avait quelque chose de grand, et d’autant plus quand elle ne nous concerne pas. Ironique, non ? Pour une génération qui ne vivrait que pour se mettre en scène.

Pour la première fois, une tendance semble sortir du narcissisme ambulant instauré par les réseaux sociaux. Il va sans dire que c’est une prise de conscience majeure que de se dire “Non, nous ne sommes pas les seuls main characters de l’histoire”. Il s’agit désormais de prendre du recul, de mettre le mode selfie de côté pour prêter attention aux autres, et se rendre compte qu’ils ont aussi une individualité. À moins qu’interpréter leur individualité ne soit qu’un moyen de satisfaire la nôtre ?

Revenir à l’essentiel, oui, mais pourquoi ?

Et puis, de toute façon, la meilleure façon d’être soi-même, c’est quand personne ne regarde. Ou du moins, quand on a l’impression que personne ne regarde. Pendant ce temps, chacun s’extasie devant ces instants d’humanité. Parce que, quoi de plus aesthetic que la sincérité d’un geste ? Et peut-être que c’est pas plus mal, d’enfin prêter attention aux petits détails de la vie, dans cet océan de contenus scriptés. Certains l’appellent même “the art of noticing” - l’art de remarquer.

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Mais une question reste en suspens : Dans la société hyper-individualiste que l’on connaît, qu’est-ce qui nous passionne tant chez les autres ? Peut-être l’humancore répond-elle au besoin d’authenticité que nous n’arrivons pas à entretenir nous-même. Peut-être nous permet-elle de contrer la performance et le superficiel du quotidien qui nous assaille. Et tant pis si tout va moins vite, parce que c’est la beauté de la vraie vie. Peut-être, aussi, n’a-t-on pas complètement abandonné notre tendance au narcissisme. Peut-être essaye-t-on simplement de romantiser la vie d’inconnus pour une bonne raison : se raconter à travers leur propre histoire et vivre des expériences inédites que l’on aurait toujours la possibilité de contrôler. Au final, l’art de remarquer, c’est surtout l’art de vivre. Et ça n’est pas donné à tout le monde.

In fine, pourquoi n’adopterait-on pas cette nouvelle perspective ? N’apprécier qu’avec ses yeux, et tout couper s’il le faut.

De humancore à stalkercore ?

Joe Goldberg serait content de lire ça. Parce que la tendance humancore, aussi bienveillante semble-t-elle, connaît aussi des dérives. En effet, la ligne est très fine entre admiration et voyeurisme… A-t-on encore besoin de vous expliquer ce qu’est le stalking ? Dites vous que, quand vous n’êtes pas en train de filmer la vie vous-même, il est fort probable que quelqu’un d’autre soit déjà en train de vous filmer. Partout, à tout moment, sans même que vous ne soyez au courant. À l’heure qu’il est, vous êtes peut-être même le sujet central d’un débat, qui sait ? C’est le cas de cette femme qui a récolté plus de 11.2M de vues en sortant simplement d’une séance cinéma. En 10 secondes, et sans le savoir, elle a laissé champ libre aux interprétations sur la solitude et la vieillesse. Alors, madame, la foule veut savoir : avez-vous délibérément été voir Barbie toute seule ?

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Attendrissant ? Sans aucun doute venant d’une trend aussi bienveillante, mais elle reste basée sur des images volées. Et qui a envie de voir sa vie réécrite par une foule d’inconnus sur Internet ?

Que ce soit clair : Si le stalking en ligne n’était déjà pas réputé pour ses bienfaits, filmer des inconnus dans la rue sans leur consentement est aussi malsain que de regarder par la fenêtre du voisin. Pas vrai, Joe ? Mais le gros du problème n’est pas là, en réalité. Sur les réseaux sociaux, on ne fait pas que regarder, on diffuse aussi leur image. Et comme on n’est pas dans Black Mirror, il serait pertinent de voir ce qu’en dit la loi :

“Le droit à l’image doit céder devant la liberté d’expression chaque fois que l’exercice du premier aurait pour effet de faire arbitrairement obstacle à la liberté de recevoir ou de communiquer des idées qui s’expriment spécialement dans le travail d’un artiste, sauf dans le cas d’une publication contraire à la dignité de la personne ou revêtant pour elle des conséquences d’une particulière gravité”, Cour d’Appel de Paris, 2008, pendant l’affaire François-Marie Banier

En clair, on a techniquement le droit de prendre des inconnus en photo hors du cadre privé, ce qui pose question : c’est surtout la diffusion. Mais, à priori, si c’est artistique et non-dégradant, ça passe. La trend la plus mignonne de l’année est donc officiellement sauvée. Vous avez de la chance, bande de voyeurs.