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Pourra-t-on, un jour, manger en paix ?

Temps de lecture : 5 minutes

16/11/2023

Qu’on ne s’accorde pas sur la pizza à l’ananas, d’accord. Personne ne devrait prendre le risque de la mettre en story. Mais un bon vieux MacDo, pourquoi ça ne serait pas aussi sexy à partager qu’une salade saupoudrée de graines de lin et de baies de goji ? Si même la nourriture participe à nous segmenter… Pourra-t-on, un jour, manger en paix ?

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Content Strategist. 30 onglets ouverts dans la tête et un assistant à moustaches sur les genoux.

Laury Peyssonnerie

Qu’on ne s’accorde pas sur la pizza à l’ananas, d’accord. Personne ne devrait prendre le risque de la mettre en story. Mais un bon vieux MacDo, pourquoi ça ne serait pas aussi sexy à partager qu’une salade saupoudrée de graines de lin et de baies de goji ?

Si même la nourriture participe à nous segmenter… Pourra-t-on, un jour, manger en paix ?

Cheeeese

Au restaurant, il y a une règle à laquelle on ne déroge pas : on immortalise, et seulement après on déguste son plat. Quoi qu’en pensent les parents, c’est maintenant un réflexe bien instauré chez la Gen Z.

Et si on sait tous que personne ne regarde les plats que l’on poste en story. On ne va pas s’empêcher de montrer ce qui nous a régalé ce mois-ci. Alors, à chaque photo dump, c’est la même rengaine : selfie – outfit – food. Et ce n’est pas nous qui le disons, c’est les tutoriels TikTok.

Depuis, des plats vu d’en haut, on en a scrollé plus d’un sur les réseaux. C’est même devenu, une culture à part entière. On décale un peu son verre, on place chaque couvert bien parallèle, et place au shooting. Quitte à lancer une embrouille avec le premier qui osera dire qu’il a faim.

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Mais pourquoi c’est si important de montrer ce qu’il y a dans nos assiettes ?

On peut parler de vouloir partager la convivialité d’un bon repas, ou de l’envie de se satisfaire visuellement de son plat à postériori. Or, on sait tous qu’entre deux captures d’écran qui ne nous serviront probablement pas, on ne passe pas non plus nos dimanches soir à s’extasier devant nos jolis petits plats de la semaine. Ça valait bien le coup de manger froid…

En réalité, cette pratique n’a rien de nouveau : elle participe à contrôler l’image que l’on donne de soi sur les réseaux. Et ce, même s’il s’agit d’une simple assiette.

La recette : Du bon, du beau, du raffiné ; tant que ça donne envie, ça a sa place dans le feed. Jusque-là, on privilégiait les jolies petites salades au pot-au-feu de mamie.

Au même titre qu’on ne publiait pas son selfie raté, on évitait de partager son gâteau au yaourt carbonisé. L’idée, c’était de montrer son alimentation sous son meilleur jour, en visant les plus beaux plats de sa galerie photo.

Dis moi ce que tu manges, je te dirais qui tu es

Dans cette dynamique, on pourrait croire à une certaine unanimité. Comme si Instagram et TikTok possédaient le monopole du bon goût.

La réalité est tout autre. Parce qu’au même titre que la littérature, on ne partage pas tous les mêmes envies : certains lisent du Proust, d’autres le Télé Poche. Et si on veut faire croire que ça n’est un problème pour personne, on est bien conscients que ce sont malgré tout des marqueurs sociaux.

Si une étude mise en avant par Usbek et Rica nous assure qu’être végétarien, c’est dans les gênes, c’est aussi une question de volonté. Chacun colle à la ligne éditoriale du statut qu’il veut arborer. Autant vous dire que la flexitarienne ne partagera jamais, ô grand jamais, la côte de bœuf qu’elle a mangé ce week-end dans sa story. Et le viandard ne se vantera pas non plus d’avoir tenté le Faux-mage à son dernier date.

Parce qu’au-delà du plat lui-même, et des régimes alimentaires divers et variés qui s’affirment, c’est la valeur que la nourriture véhicule qui compte.

« Ce que l’on mange ne dépend pas seulement de son revenu, mais aussi de sa position dans la société. » Maurice Halbwachs, sociologue

Et la jauge d’acceptabilité de celle-ci est basée sur l’injonction du moment. Autrement dit, en 2023, celle à manger sainement. Celui qui présentera un burger veggie fait maison dans une assiette bien dressée, oui parce que ça ne dépend pas que des aliments, aura un potentiel de cool bien plus élevé que celui qui mange un MacDo. Inutile de vous parler de ceux qui mangent les restes.

C’est ainsi que la fracture alimentaire se creuse sur Instagram.

Pourtant, ça serait mentir que de s’arrêter à l’image que l’on véhicule sur nos réseaux. Manger un bon MacDo, ça arrive aussi aux bobos végés.

Vivre la ✨précarité✨

En réalité, s’inquiéter de manger un Tacos ou un Poké pour l’image que ça va véhiculer, c’est d’abord une question de privilège. Certains n’ont pas le luxe de choisir, et regardent surtout le rapport quantité/prix avant de se soucier du temps d’attente chez Cédric Grolet.

“Selon les prémices des sciences de la nutrition, il y aurait « deux types d’estomac, auquel conviennent deux régimes différents » : celui du pauvre, « endurci par le travail » physique, qui « brûle mieux des ingrédients difficiles à digérer » et jouit d’une physiologie plus résistante à la viande avariée ou aux produits périmés ; et celui du riche, qui requiert des aliments d’esthètes raffinés, des « choses subtiles et légères » à digérer, afin de ne pas nuire à leur activité cérébrale.” Laure Coromines, journaliste pour l’ADN citant la sociologue Madeleine Ferrière dans Histoire des peurs alimentaire

Or, il faut se le dire, notre rapport à la nourriture n’est pas si binaire que ça. Il nous arrive aussi d’adopter le mode de vie des personnes précaires, par choix. Et ça, forcément, ça peut laisser un goût plus ou moins amer.

Quel que soit l’objectif de ce type d’appropriation, on tente surtout de jouer le jeu de l’authenticité. Or, on ne s’adapte pas exactement aux codes de la précarité ; on les reprend pour les glamouriser.

Et là, comme par hasard, les aliments gras n’ont plus la même valeur aux yeux des internautes. Ils deviennent une véritable esthétique : la fameuse ✨foodporn✨.

Ça marche aussi version girl dinner, pour ceux qui veulent vivre l’expérience des TCA.

“Les classes supérieures bénéficient d’un totem d’impunité et peuvent instagrammer sans conséquence leurs trois smash burgers du Marais […] La preuve, des chef·fes étoilé·es comme Alain Ducasse, Mory Sacko, Hélène Darroze ou Jean-François Piège se sont mis à la street food, soi-disant pour démocratiser leur cuisine, plutôt par opportunisme et pour donner bonne conscience au bourgeois qui s’encanaille tout en conservant son capital symbolique –c’est un burger étoilé, pas un Burger King, ouf, la morale est sauve !” Nora Bouazzouni, journaliste pour Slate

Les bars à coquillettes avaient donc tout compris. Si ça marche, c’est notamment parce que ces plats populaires subissent l’embourgeoisement. En proposant une version améliorée, avec un produit plus luxueux ou une appellation BIO, ces plats sont plus aptes à devenir tendances.

Le Chef Nabil Zemmouri en a notamment fait sa ligne éditoriale sur son compte Instagram où il en transforme nos recettes de la flemme en plats élaborés.

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Alors, certes, ça donne envie, mais si on a vraiment la flemme ou pas le budget, qui va faire ça à manger ?